Bitcoin, totem et tabou

Yorick de Mombynes
9 min readFeb 12, 2018

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Synthèse du rapport rédigé avec Gonzague Grandval pour l’Institut Sapiens, publiée le 07/02/18 dans La Tribune et le 08/02/18 sur Contrepoints

En 2005, l’inventeur et futurologue Ray Kurzweil, désormais ingénieur en chef de Google, publiait un livre qui allait poser les bases de pratiquement tout le débat mondial sur les nouvelles technologies jusqu’à aujourd’hui, notamment en matière d’intelligence artificielle : The Singularity is near. Ce qu’il appelle « singularité » est ce moment à venir où le progrès technologique exponentiel deviendra si rapide que nos esprits d’aujourd’hui sont incapables d’en penser toutes les conséquences.

Aujourd’hui, une forme de singularité se rapproche aussi en matière monétaire. Le bitcoin et les cryptomonnaies s’apprêtent à nous faire changer de monde, avec des conséquences particulièrement difficiles à imaginer.

Une prise de conscience est pourtant urgente. Face au web dans les années 1990, la France a connu une forme de « marginalisation paradoxale » : alors qu’elle avait tous les atouts pour devenir un leader de cette révolution économique et culturelle, elle s’est laissée distancer, évincer de la compétition mondiale. Elle et l’Europe ont ensuite reproduit le même schéma avec l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, notre pays risque de subir le même sort avec le bitcoin et les technologies qui en découlent.

En nous focalisant sur la fameuse « technologie blockchain », nouveau totem moderne, et sur les travers des cryptomonnaies, jusqu’à transformer Bitcoin en quasi-tabou, nous commettons deux erreurs préoccupantes.

D’une part, nous oublions que la blockchain au sens strict est une technologie relativement ancienne, inventée bien avant le bitcoin. Le protocole Bitcoin (avec une majuscule, pour le distinguer du jeton numérique et monétaire « bitcoin »), lui, est révolutionnaire : par une intégration extraordinairement ingénieuse de plusieurs technologies (blockchain, cryptographie asymétrique, réseau pair-à-pair, minage par la preuve de travail), il permet, pour la première fois, de faire fonctionner un réseau où sont possibles des transferts de valeur de manière décentralisée, sans validation par un tiers de confiance et sans risque de censure.

Le fait que le protocole soit open source permet de le copier, d’en modifier certains paramètres et de créer de nouveaux réseaux, de nouvelles blockchains, de nouveaux jetons numériques et donc de nouvelles cryptomonnaies. Mais, l’expression « technologie blokchain » recouvre en fin de compte des réalités disparates qui n’ont parfois plus grand chose en commun : les blockchains « mères » comme Bitcoin et Ehtereum, les « altcoins » (soit émis en totalité dans le cadre d’une initial coin offering, soit « minés » dans le cadre d’un « copier-coller » d’un protocole original), et les blockchains sans token (qui peuvent représenter une innovation prometteuse au sein de certaines organisations mais sont très éloignées du modèle décentralisé de Bitcoin).

D’autre part, nous négligeons le fait que la monnaie est la première « killer app » de ce que l’on appelle vaguement la « technologie blockchain », tout en étant également un rouage essentiel de son fonctionnement. La monnaie est une institution vieille comme l’humanité. Depuis des millénaires, elle se transforme, notamment sous l’effet du progrès technique, mais avec un rythme toujours très lent : le passage des coquillages et autres anciens intermédiaires d’échanges aux métaux précieux, puis à la monnaie scripturale et aux billets de banque, et enfin au numérique et à la carte bancaire s’est effectué sur des siècles, avec une accélération notable dans la seconde moitié du 20ème siècle. Avec les cryptomonnaies, nous assistons à une accélération foudroyante de ce rythme En quelques années, la notion même de monnaie a pratiquement volé en éclats. La monnaie est mise en réseau, « plateformisée », elle devient décentralisée et programmable. Elle est transformée par la technologie de la même manière que l’information a été transformée par Internet.

Nous nous gaussons aujourd’hui des piètres performances techniques du bitcoin, comme nous ricanions hier face aux balbutiements du web. Mais nous oublions que, dans ce domaine aussi, le progrès est exponentiel. Nous ignorons que sont actuellement posés, loin du regard des médias et du grand public, les jalons techniques qui vont bientôt rendre possibles, sur ces nouveaux réseaux, d’énormes quantités de transactions, parfois pour des montants très réduits et sur d’infimes périodes de temps (une véritable monnaie en « streaming », donnant tout son sens à l’expression « cash flow »), le tout pour un coût négligeable pour l’utilisateur et avec une sécurité et un anonymat renforcés. Ces caractéristiques constitueront l’un des aspects de la nouvelle révolution industrielle en germe avec l’intelligence artificielle, les objets connectés et les robots : pour s’échanger de la valeur, des données, des titres juridiques et des ordres, ces entités utiliseront en priorité les cryptomonnaies et les blockchains.

Les questions posées au bitcoin en matière de blanchiment, de financement d’activités illégales, de fraude fiscale, de spéculation, de volatilité et de coût environnemental sont parfaitement légitimes. Il ne s’agit pas de les esquiver ou d’un contester la pertinence. En même temps, il est intéressant de se demander pourquoi Bitcoin et les cryptomonnaies continuent de se développer malgré leurs innombrables lacunes sans cesse dénoncées, et alors que l’on annonce régulièrement leur fin prochaine depuis le premier jour de leur existence. La réalité est que, contrairement aux institutions bancaires et monétaires traditionnelles, ce sont des entités « antifragiles » au sens de Nassim Nicholas Taleb : l’adversité est un contexte propice à leur développement. Surtout, si des questions similaires sont adressées aux institutions en charge des systèmes monétaires et financiers traditionnels, elles ne le sont sans doute pas de manière aussi concentrée, virulente et partisane. Ces institutions sont à la fois étroitement encadrées par le droit et relativement moins exposées à la critique de l’opinion publique.

Pourquoi Bitcoin dérange-t-il autant ? Pourquoi est-il systématiquement soupçonné de tous les maux, condamné d’avance ? Pourquoi n’est-il pas possible de l’évoquer de manière apaisée, sans suspicion a priori ? Pourquoi cette présomption instantanée de culpabilité, alors que, comme toute technologie nouvelle, il peut être bien ou mal utilisé ?

Bien sûr, toute nouveauté suscite des réactions émotives de crainte et de méfiance. Mais, au-delà, si les cryptomonnaies dérangent, c’est fondamentalement parce que, depuis des millénaires, la monnaie est associée au pouvoir. A l’origine création sociale spontanée, la monnaie a progressivement été accaparée par le pouvoir politique, jusqu’à devenir un moyen de pilotage de l’économie et de contrôle des citoyens. Avec Bitcoin, la monnaie échappe à l’Etat et aux banques. Il s’agit d’un fait historique majeur. Pour le comprendre, il faut remonter aux origines de Bitcoin.

Certes, la crise de 2008 a confirmé l’intérêt pour une nouvelle forme de monnaie plus libre. Mais en ne retenant que cet aspect, on oublierait que l’apparition de Bitcoin est l’aboutissement de plusieurs décennies d’expérimentations techniques et de réflexions philosophiques et économiques.

Du côté technique : la prouesse de Satoshi Nakamoto est d’organiser un agencement d’incitations rendant immensément plus rentable de contribuer au système plutôt que de le pirater : si des plateformes d’échange ont pu être « hackées », le réseau Bitcoin ne l’a jamais été. A l’inverse des systèmes traditionnels, le coût de la validation des transactions est négligeable, tandis que celui de l’inscription des transactions validées dans le registre est phénoménal. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une monnaie a comme sous-jacent un réseau ultra-sécurisé (complété par un écosystème industriel et une communauté humaine) : cela permet l’intégration du système de paiement et de la monnaie, deux éléments qui étaient toujours restés distincts depuis la création de la monnaie.

Du côté philosophique : les « cypherpunks » ont compris dès les années 1990 que l’essor d’internet, tout en offrant un instrument de libération historique à l’individu, allait aussi le soumettre à un risque de surveillance accru. Ils ont aussi compris que, grâce à l’alliance des Etats et des banques, la surveillance financière rendue possible par la numérisation des paiements allait devenir l’un des risques les plus insidieux et les plus dangereux pour les libertés individuelles. Les années 2010 leur ont largement donné raison.

Enfin, sur le volet économique, malgré tous les efforts des institutions publiques pour cacher au grand public la réalité du fonctionnement des systèmes monétaires contemporaines (qui a appris à l’école comment est créée la monnaie ?), l’accumulation de désastres monétaires tout au long du XXème siècle (hyperinflation, augmentation du rythme et de la gravité des crises monétaires) a convaincu un nombre croissant d’économistes que, contrairement à l’idée reçue, la monnaie est une chose trop importante pour être laissée à l’Etat.

Comme l’ont démontré d’immenses économistes comme Mises et Hayek, les cycles économiques sont essentiellement créés par les manipulations monétaires des autorités publiques, avec des conséquences sociales et économiques catastrophiques. Depuis 1971, les monnaies étatiques ne reposent plus, comme on se plaît souvent à le croire, sur les fondamentaux des économies et des Etats, mais tout simplement sur la seule coercition légale qui rend leur usage obligatoire. Depuis 2008, le roi est nu : d’une part, le grand public comprend que, grâce au privilège économique immense de la création monétaire par le crédit, les banques sont assurées du soutien ultime des Etats qui leur permet d’agir de manière excessivement risquée sans toujours en subir les conséquences ; d’autre part, les politiques monétaires ultra-expansionnistes créent de nouveaux risques et font peser des doutes croissants sur la capacité des monnaies étatiques à conserver la valeur et donc à jouer leur rôle de monnaie saine.

Dès 1984, Hayek déclarait : “je ne crois pas au retour d’une monnaie saine tant que nous n’aurons pas retiré la monnaie des mains de l’Etat ; nous ne pouvons pas le faire violemment ; tout ce que nous pouvons faire, c’est, par quelque moyen indirect et rusé, introduire quelque chose qu’il ne peut pas stopper ». C’est chose faite avec Bitcoin.

Cette rupture entraîne une série de conséquences potentiellement vertigineuses.

Premièrement, les progrès techniques en cours font que les cryptomonnaies vont devenir plus faciles à utiliser, que leur nombre va probablement se multiplier dans des proportions aujourd’hui inimaginables, et qu’elles seront de plus en plus difficiles à contrôler par les Etats. Leur qualité en tant que monnaie va augmenter grâce au fait qu’elles sont en concurrence les unes par rapport aux autres. C’est la fin du monopole de la production monétaire (qui empêchait cette concurrence au profit des utilisateurs), comme préconisé par Hayek en 1976 dans son ouvrage The Denationalization of money. Même avec le maintien du cours légal, l’essor des cryptomonnaies va créer un défi inédit pour les autorités. Des réglementations trop contraignantes ne feront qu’éloigner le capital et alimenter le marché noir, tout en diminuant la demande (et donc la valeur) de monnaies nationales. Avec une telle perspective, on peut se demander quel est l’avenir des politiques monétaires conduites par les Etats.

Deuxièmement, avec la décentralisation permise par les cryptomonnaies, on assiste à une éclosion historique d’expérimentations, de prises de risques et d’innovations technologiques dans un domaine qui en était jusqu’à présent largement dépourvu. Le caractère centralisé des systèmes monétaires et financiers, couplé à l’absence de concurrence, freinait le progrès technologique en matière de monnaie et de banque. C’est l’une des explications de certains aspects ridiculement archaïques du secteur bancaire quand on le compare à certains secteurs qui ont été révolutionnés, au profit de leurs consommateurs, par la transformation numérique. Avec toutes les technologies issues de Bitcoin, la monnaie devient programmable, ce qui ouvre une nouvelle ère de décentralisation des institutions et d’autonomie pour les individus.

C’est ainsi que de nouvelles blockchains comme Ethereum ont le potentiel de contribuer à transformer pratiquement tous les secteurs d’activité, en commençant par la banque, l’assurance et les objets connectés. Le financement de l’innovation est déjà révolutionné par les initial coins offerings (ICO). Ces opérations traversent actuellement une période d’excès et de frénésie spéculative, mais elles constituent une innovation objectivement intéressante et probablement destinée à perdurer. Les différentes blockchains en cours d’expérimentation vont aussi permettre l’émergence de nouvelles formes d’organisation encore difficiles à appréhender aujourd’hui, comme les decentralized autonomous organizations (DAO), sans autorité centrale et sans assise nationale. Le défi posé au droit traditionnel reste largement à explorer. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène seulement économique mais aussi sociétal, culturel, presque civilisationnel.

Face à cette révolution issue de Bitcoin, les régulateurs devraient adopter une attitude raisonnable. Il convient de maintenir aussi faible que possible le poids de la fiscalité et des obligations réglementaires pesant sur les entrepreneurs, les investisseurs, les créateurs et les consommateurs. Il est aussi important de faciliter l’activité des entreprises en clarifiant le traitement juridique et comptable de ces nouvelles activités et de ces nouveaux instruments. L’innovation est un processus suffisamment risqué pour que les pouvoirs publics n’y ajoutent pas du risque inutile à travers le flou ou les variations de la réglementation.

La compétition mondiale est engagée. Le capital et les talents sont largement mobiles. Impossible, à ce stade, de savoir combien d’emplois seront détruits et créés par cette révolution. Le dilemme qui s’offre à nous est identique à celui rencontré lors de chaque « grappe d’innovations » au sens de Schumpeter. D’un côté, nous focaliser sur les risques supposés de la technologie en refusant obstinément d’en reconnaître les côtés prometteurs, et laisser les pouvoirs publics céder à la « capture du régulateur » qui rend rentable pour les intérêts en place d’obtenir des « régulations » limitant l’émergence de nouveaux concurrents. De l’autre, faire confiance aux mécanismes qui ont, depuis quelques siècles, permis la plus grande création de richesse et de prospérité au service de l’humanité : recherche scientifique, innovation technologique, liberté d’entreprendre, respect de la propriété privée, accumulation du capital, libre échange, concurrence.

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