Dépolitiser la monnaie
Ce texte s’appuie sur mon intervention à Surfin’Bitcoin en août 2022.
L’émergence des cryptomonnaies nous invite à réexaminer le lien réputé indissociable entre monnaie et puissance publique. Contrairement à une opinion répandue, la monnaie est, par essence, non politique : elle n’a pas été créée par la puissance publique et n’a pas besoin d’elle pour fonctionner (I). Il est toutefois indéniable que l’institution sociale de la monnaie a été rapidement politisée, c’est-à-dire appropriée par le pouvoir politique, mais cette évolution a eu des conséquences économiques, politiques et culturelles désastreuses (II). Bitcoin offre une occasion historique de dépolitiser la monnaie (III).
I. La monnaie est par essence non politique
Le terme « politique » est ambigu et mérite d’être précisé. Ce n’est pas parce qu’une chose concerne le bien commun, l’intérêt général, la chose publique ou la « cité » qu’elle est politique. Ou alors pratiquement tout peut être indirectement considéré comme politique, et le terme « politique » n’a plus aucun contenu précis et utile.
Le champ du politique est ce qui est de nature à faire l’objet d’une décision politique, donc à être soumis à une norme imposée par un organe bénéficiant du « monopole de la violence légitime » (définition classique de l’Etat par Max Weber qui peut être étendue à la puissance publique, incluant collectivités locales, autorités administratives indépendantes, institutions européennes et supranationales, et banques centrales). Cette conception est inspirée du grand sociologue allemand Franz Oppenheimer, qui a mis en lumière la distinction fondamentale entre « moyens économiques » et « moyens politiques ». La philosophie politique et les débats politiques portent sur les limites de ce qui peut ou doit être imposé par la coercition de la loi. La vie politique est l’ensemble des activités tendant à conquérir et exercer le pouvoir politique.
Une bonne partie de notre vie personnelle et de notre sphère privée ne relève pas et ne devrait pas relever de la décision politique, même quand il s’agit d’actions ou d’échanges interpersonnels qui peuvent avoir un impact sur l’intérêt général ou le bien public. D’autres normes sont applicables à ces actions : éthique personnelle, morale, conventions sociales, règlements intérieurs ou de copropriété, culture, règles de politesse, religion, etc. Cela ne veut pas dire que ces aspects doivent échapper au droit mais simplement qu’ils ne doivent pas être entièrement déterminés par la puissance publique et par la loi.
Quelles choses sont par essence politiques ? Difficile de le savoir car la frontière entre ce qui doit relever du politique et ce qui doit en être séparé évolue au gré des idées dominantes et des époques. Il peut être plus raisonnable de déterminer ce qui, par essence, n’en relève pas ou ne devrait pas en relever. Une des particularités de la modernité est de reconnaître un espace plus grand à ce qui doit être soustrait au politique (cf. Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819).
En réaction, le totalitarisme a cherché à imposer un « tout politique », c’est-à-dire à soumettre l’ensemble de la vie humaine à la sphère politique. Encore aujourd’hui, des pulsions totalitaires sont présentes dans nos sociétés dites démocratiques, comme l’illustrent certaines propositions et décisions politiques en matière de santé publique, d’environnement ou sur divers sujets « sociétaux ». La liberté dérange pour l’incertitude et les désordres apparents qu’elle crée. A toute époque, les sociétés libres doivent se défendre contre les pensées qui proposent de restreindre la liberté pour les motifs apparemment les plus vertueux (cf. Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, 1945).
Prétendre que la monnaie est par essence politique, ce n’est pas seulement estimer qu’elle concerne le bien public. C’est impliquer qu’elle est une création de la puissance publique et qu’elle doit être gérée par elle. Or la théorie et l’histoire permettent de réfuter cette affirmation.
La monnaie existe pour rendre possible l’échange indirect, qui est plus efficient que l’échange direct (le troc). Plus précisément, elle existe parce que l’avenir n’est pas certain (cf. Hans-Hermann Hoppe, “The Yield from Money Held” Reconsidered, 2009). S’il l’était, le troc serait praticable massivement car prévoir le futur permettrait de résoudre le problème de la non-coïncidence des besoins. Des trois caractéristiques aristotéliciennes de la monnaie habituellement citées, celle d’intermédiaire d’échange est la principale, celle de réserve de valeur est une condition de la première, et celle d’unité de compte en est une conséquence.
Les objets et matières qui se sont imposés à long terme comme monnaies (notamment les métaux précieux, et particulièrement l’or) ont été ceux qui réunissaient le mieux certaines qualités objectives pour inspirer confiance à leurs utilisateurs : homogénéité, divisibilité, portabilité, fongibilité, résistance physique, coût de production élevé. Il est intéressant de noter que le bitcoin réunit assez bien ces qualités. Par ailleurs, n’importe quelle quantité de monnaie peut servir à faire fonctionner l’économie si son unité est divisible et si les prix nominaux sont ajustables facilement.
Cette vision de la monnaie est celle de l’école autrichienne, telle que développée notamment par Carl Menger (On The Origins of Money, 1892), Ludwig von Mises (The Theory of Money and Credit, 1912) et Murray Rothbard (État, qu’as-tu fait de notre monnaie ?, 1963).
Diverses autres analyses existent sont moins convaincantes. Par exemple, David Graeber, dans Dette : 5 000 ans d’histoire (2011), affirme qu’on n’a jamais trouvé de sociétés vivant durablement en régime de troc ; mais c’est justement parce que ce régime est fondamentalement inefficient et instable que l’échange indirect s’est naturellement généralisé. Par ailleurs, Graeber ne nie pas que, pour des échanges entre personnes qui n’ont aucune raison de se faire confiance, un intermédiaire d’échange est préférable à la dette. A cet égard, la théorie de la « scalabilité sociale » de Nick Szabo est bien plus pertinente.
Une autre vision a été à la mode ces dernières années avant d’être anéantie par la reprise de l’inflation des prix : la « théorie monétaire moderne » (cf. Stephanie Kelton The Deficit Myth, 2020). Elle s’inscrit dans la tradition de la théorie chartaliste de la monnaie (cf. Georg F. Knapp, The State theory of Money, 1905), qui estime que la monnaie est fondamentalement une « créature de l’Etat » (Abba P. Lerner, 1947). Elle influence encore une grande partie de l’opinion publique et de nos dirigeants alors qu’elle a été largement réfutée par Mises et ses successeurs de l’école autrichienne (et même dès le 14ème siècle par Oresme).
En résumé, la monnaie est une création spontanée des interactions humaines pour faciliter l’échange économique. Elle est l’actif le plus liquide de l’économie et a une vocation mondiale : dans une situation où la monnaie n’est pas imposée par l’Etat, chacun a individu a un intérêt objectif à rechercher le type de monnaie dont il estime qu’il sera le plus utilisé par autrui à l’avenir, ce qui crée une tendance logique vers une monnaie mondiale, émergeant des préférences libres des individus et du marché. L’institution de la monnaie n’est pas née d’une décision de quelque autorité politique que ce soit et n’a aucune raison d’être gérée par la puissance publique : elle est par essence non politique.
II. La politisation de la monnaie a eu des conséquences désastreuses
La politisation de la monnaie est un phénomène ancien et graduel, qui accélère à l’époque moderne
Dès l’émergence de l’institution de la monnaie, le pouvoir politique a cherché à en prendre le contrôle, pour une raison très simple : il lui permettait de compléter ses ressources au-delà de l’impôt (qui se heurte à la résistance à l’impôt des citoyens) et de l’emprunt (qui est coûteux et se heurte au bon vouloir des prêteurs). Ce processus de mainmise du pouvoir politique sur la monnaie a été extrêmement graduel et a emprunté des voies multiples, notamment la réglementation de la fabrication des pièces et du secteur bancaire et la création des banques centrales (cf. Jesus Huerta de Soto, Money, Bank Credit & Economic Cycles, 1998).
Ce processus a été intrinsèquement inflationniste puisqu’il permettait in fine de produire plus de monnaie (au profit du pouvoir politique) que ce qui aurait découlé du fonctionnement du marché libre. Au Moyen Age, la pratique de l’altération des pièces d’or était une forme d’inflation monétaire au profit du souverain, dénoncée comme spoliatrice et immorale par des penseurs comme Oresme. Bien sûr, tout au long de l’histoire, de nombreux prétextes ont été invoqués pour camoufler cette réalité et justifier les réglementations et pratiques inflationnistes : nécessité de répondre aux crises financières, d’assurer la « souveraineté monétaire », de renforcer le « lien national », de corriger les « excès du capitalisme », etc.
Ces divers prétextes ont été réfutés par les économistes de l’école autrichienne. Par exemple, l’histoire économique montre que les prétendus désordres financiers ayant justifié officiellement l’accroissement du contrôle par la puissance publique sur la monnaie et le secteur bancaire aux Etats-Unis au 19ème siècle et au début du 20ème siècle ne provenaient pas d’un manque de réglementation mais d’interférences politiques dans le fonctionnement du marché (cf. Murray Rothbard, The Case Against The Fed, 1994, et George Selgin, Money: Free and Unfree, 2017). De même, l’idée que la Banque de France a été créée pour résoudre des troubles financiers est très contestable.
Le processus de politisation de la monnaie a connu une étape décisive avec l’abandon de l’étalon or au début du 20ème siècle, puis une accélération foudroyante avec l’abandon du système de Bretton Woods au début des années 1970. La situation d’aujourd’hui est marquée par le cours légal, le primat de la monnaie fiat, les réserves fractionnaires, la croyance généralisée dans la légitimité de la politique monétaire (consistant à manipuler la quantité de monnaie à des fins de politique publique) et le lien croissant entre politique budgétaire et politique monétaire (les banques centrales censées être indépendantes se trouvant sommées de financer plus ou moins indirectement des déficits publics croissants).
La nature même de la monnaie a été transformée. Une monnaie « naturelle », ne peut émerger du processus spontané du marché et voir son usage se développer à long terme que si elle est relativement rare et coûteuse à produire. D’autre part, même en possédant ces qualités, elle reste vulnérable à l’émergence de concurrents potentiels qui seraient plus efficaces aux yeux des utilisateurs. Au contraire, la monnaie contemporaine, qui est politisée, est organisée et gérée de manière à pouvoir être produite sans limites et pour un coût négligeable. Dans ces conditions, le seul moyen d’obtenir qu’elle soit utilisée durablement par la population est de l’imposer par la loi et de lui faire bénéficier d’un monopole de production (délégué aux banques commerciales par le biais du mécanisme du crédit). C’est l’objet du cours légal.
Les justifications contemporaines des politiques monétaires évoluent. Dans le schéma keynésien, la politique monétaire contribue à stabiliser la conjoncture économique et à relancer la demande de consommation quand c’est nécessaire. Face aux échecs répétés de ces tentatives, les banques centrales cherchent, pour justifier leur activité, à se fixer de nouvelles missions dont le caractère grandiose et vertueux (exemple : lutte contre le changement climatique) a l’avantage de rendre leur réalisation moins facile à évaluer par les citoyens (ce qui leur confère l’équivalent d’une non-falsifiabilité au sens de Karl Popper).
Cet « arraisonnement » de la monnaie par le politique trouvera un prolongement logique dans la mise en œuvre des monnaies numériques de banques centrales (MNBC), qui fourniront à la puissance publique le contrôle total sur la monnaie qu’elles n’ont pas encore totalement acquis, avec des conséquences potentielles catastrophiques pour la vie privée, la liberté individuelle et l’économie de marché.
La politisation de la monnaie enraye le fonctionnement de l’économie de marché
Les manipulations de la quantité de monnaie par la puissance publique perturbent gravement le système de formation des prix. C’est particulièrement grave car ce système constitue le système d’information de l’économie mondiale et détermine l’allocation des ressources et toutes les décisions des agents économiques (cf. Hayek, The Use of Knowledge in Society, 1945). Elles stimulent ce que les économistes autrichiens appellent le malinvestment et engendrent des cycles économiques artificiels, avec leur alternance de booms insoutenables et de crises douloureuses (cf. Rothbard, Austrian Business Cycle Theory, Explained). Elles suscitent des guerres monétaires entres Etats à coups de dévaluations compétitives. Elles accroissent les inégalités sociales en faveur des plus aisés par une redistribution de pouvoir d’achat relatif (effet Cantillon). Elles ont fait oublier totalement la notion de « monnaie saine » (cf. Joseph Salerno, Money : Sound and Unsound, 2010) et stimulent la fuite vers des valeurs refuges qui voient leur prix exploser dans des proportions absurdes (immobilier, art contemporain, etc.).
La politisation de la monnaie entraîne un véritable dévoiement du capitalisme
En premier lieu, elle revient à donner à quelques bureaucrates le pouvoir d’orienter le taux d’intérêt moyen (l’un des prix les plus importants de l’économie) et de piloter de manière centralisée la masse monétaire et la conjoncture économique. Comme si tout le 20ème siècle n’avait pas fourni une illustration définitive de l’échec de toute planification centralisée. Elle aboutit à financiariser le capitalisme en octroyant aux acteurs financiers un pouvoir et des moyens dont ils ne pourraient pas rêver dans un système capitaliste normal (à travers certaines réglementations spécifiques ou par des actions de renflouement pour cause de « too big to fail »). Elle amène aussi à politiser la finance en créant un lien d’interdépendance et de consanguinité malsain entre milieux financiers et milieux politiques. Enfin, la nature intrinsèquement inflationniste des monnaies fiat crée une forme d’érosion du capital alors que l’essence du capitalisme est l’accumulation du capital.
Ces effets pervers sont généralement attribués aux « excès » du capitalisme, pour justifier de nouvelles interventions publiques, alors qu’ils découlent de l’appropriation de la monnaie par la puissance publique. En réalité, le système économique contemporain n’a plus grand-chose à voir avec le capitalisme tant il est dévoyé par ces interventions, notamment par la politisation de la monnaie (cf. Ayn Rand, Capitalism: The Unknown Ideal, 1966 et Allen Farrington et Sacha Meyers, This Is Not Capitalism, 2020).
La politisation de la monnaie freine l’essor de la civilisation
Le phénomène de l’hyperinflation consiste concrètement en l’effondrement de la civilisation en quelques semaines (cf. Adam Fergusson, When Money Dies, 2010). Or l’hyperinflation, phénomène relativement récent dans l’histoire humaine, n’est possible que lorsque la puissance publique a acquis un pouvoir suffisamment grand sur la monnaie pour en créer de manière outrancièrement excessive (cf. Steve H. Hanke, World Hyperinflations, 2012).
Le contrôle sur la monnaie par la puissance publique facilite une étatisation progressive de la société en offrant au pouvoir politique de nombreux moyens d’influence sur la vie sociale et économique (par exemple en matière de protection sociale, de culture, d’information, d’éducation, etc.). Le financement, notamment par le biais de soutiens aux médias et au système éducatif, d’une propagande massive pour justifier l’action et le développement de la puissance publique devrait être considéré comme particulièrement problématique dans une société démocratique évoluée. Par exemple, la Fed a acquis un important pouvoir d’influence sur la recherche en économie monétaire ; or elle est juge et partie sur ces questions et bénéficie de moyens pratiquement illimités, ce qui est profondément malsain en termes d’équilibre des pouvoirs.
Le contrôle sur la monnaie est aussi à l’origine de guerres dont le caractère meurtrier et inhumain n’a cessé de se développer depuis le début du vingtième siècle… moment où les Etats ont choisi de s’exonérer de la discipline monétaire automatique de l’étalon or pour pouvoir financer les dépenses exceptionnelles de la Première Guerre mondiale. Le vingtième siècle est l’époque la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité ; elle est aussi celle où le pouvoir politique a acquis le plus de contrôle sur la monnaie. Si causalité n’est pas corrélation, on peut penser que ces guerres auraient été moins destructrices si les Etats ne s’étaient pas octroyés des moyens illimités — par le contrôle de la monnaie — pour les financer.
L’expansion monétaire décidée par la puissance publique contribue à augmenter la préférence temporelle moyenne des populations, c’est-à-dire leur préférence pour le présent (cf. Jörg Guido Hülsmann, The Ethics of money production, 2008). Elle dissuade l’épargne, l’investissement et la planification du long terme, et encourage la consommation à court terme, l’obsolescence programmée et les excès de la « société de consommation ». Dans le domaine des arts et de la culture, elle explique sans doute en partie le court-termisme des pratiques créatrices et l’effondrement grotesque de la qualité des productions (cf. Saifedean Ammous, The Fiat Standard, 2021).
La politisation de la monnaie affaiblit la démocratie
Le fait que la puissance publique bénéficie de moyens financiers immenses grâce au contrôle de la monnaie rend d’autant plus attirante la perspective d’exercer le pouvoir et attise une démagogie sans limites lors des élections : impossible de gagner sans promettre un maximum d’aides, dépenses, allocations, subventions, etc. dont le financement n’est rendu possible que par le monopole monétaire et les politiques accommodantes des banques centrales. Les propositions de « monnaie hélicoptère » (sans la connotation péjorative originelle de cette expression) et de revenu universel ne représentent qu’une étape supplémentaire logique dans cette évolution.
Cette dernière n’est pas sans rappeler les théories des Grecs qui considéraient la démagogie (l’ochlocratie, chez Polybe) comme le stade ultime de la dégénérescence des régimes politiques. Cela décuple aussi la lutte acharnée entre groupes d’intérêts pour obtenir des mesures en leur faveur, ce qui favorise une évolution clientéliste des démocratie contemporaines. Alors que la puissance publique est censée incarner l’intérêt général et privilégier le long terme, elle est progressivement soumise au règne des lobbies, triste illustration de la célèbre formule : « l’Etat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » (Bastiat). Attribuer ces dérives au capitalisme relève du contresens ou de la mauvaise foi.
La démocratie est également malmenée par le fait de confier des pouvoirs croissants à des bureaucrates non élus et non responsables devant les électeurs, particulièrement les banquiers centraux (dont certains sont d’anciens banquiers privés). Alors que les décisions de ces derniers ont un impact immense sur l’économie et la société, les citoyens n’ont aucun moyen de les sanctionner en cas d’erreur, et la politique monétaire ne fait jamais l’objet d’aucun débat lors des élections nationales. Notre système n’est donc pas cohérent avec ses idéaux démocratiques affichés. D’ailleurs, face à ce constat, certains, notamment au sein de la droite souverainiste, estiment qu’il faut « re-politiser » la politique monétaire en accroissant le contrôle politique sur les banques centrales. Mais cela ne ferait que modifier la répartition des prérogatives monétaires au sein de la puissance publique, sans rien modifier du problème fondamental : l’accaparement de la monnaie par la puissance publique.
Vu tous ces effets dommageables, on peut estimer que la civilisation n’a pas progressé grâce à mais malgré l’accaparement de la monnaie par le politique, et qu’elle aurait pris un autre essor si la monnaie était restée libre. C’est cette qualité qui redevient possible avec Bitcoin.
III. Bitcoin offre une occasion historique de dépolitiser la monnaie
Les réformes tendant à rendre les banques centrales indépendantes à partir des années 1970 en réponse aux dérapages inflationnistes de cette époque ont constitué des tentatives de « dépolitiser » la politique monétaire en la soustrayant aux influences « politiciennes » des gouvernements. Mais cette indépendance est aujourd’hui largement fictive : les banquiers centraux sont nommés par le pouvoir politique ; les mandats des banques centrales sont inscrits dans des textes politiques ; surtout, la politique monétaire se trouve, particulièrement depuis la crise du Covid, arraisonnée par la politique budgétaire (cf. George Selgin, The Menace of Fiscal QE, 2020).
Les propositions des grands auteurs libéraux du 20ème siècle pour limiter ou annuler la politisation de la monnaie restent d’une portée limitée. Milton Friedman proposait une augmentation régulière et prévisible de la masse monétaire mais reconnaissait une légitimité à la politique monétaire en matière de stabilisation macroéconomique. Hayek proposait en 1976 de « dénationaliser » la monnaie en levant le monopole de sa production, mais cette proposition est peu réaliste politiquement, tout comme celle de Rothbard d’organiser un retour à l’étalon or. Les Etats ont objectivement peu d’intérêt à renoncer au privilège exorbitant qu’ils ont obtenu par la politisation de la monnaie. Une solution alternative ne peut émerger qu’en dehors de leur giron et doit être capable de résister à une éventuelle contre-attaque de leur part, comme le reconnaissait lucidement Hayek en 1984 en parlant d’« introduire, par un moyen détourné, quelque chose qu’ils ne peuvent pas arrêter ».
Ce moyen est le bitcoin. Il n’est pas encore une monnaie au sens de la définition classique (moyen d’échange communément utilisé) mais plutôt une monnaie en devenir. Son régime monétaire est prédéterminé, prévisible, immuable, auditable à chaque instant. Sa technologie se renforce : son passage à l’échelle est en bonne voie grâce au protocole complémentaire Lightning Network, et sa faculté à permettre des smart contacts semble pouvoir se développer, par exemple avec RGB.
Parmi les multiples cryptomonnaies existant désormais, il est probablement le mieux placé pour jouer ce rôle de monnaie libre et non manipulable. D’une part, les idéaux de ses fondateurs cypherpunks rejoignent la méfiance d’un Benjamin Constant ou d’un Karl Popper envers les menaces qu’un développement excessif de la sphère politique fait peser sur la vie privée et les libertés individuelles. D’autre part, même s’il existe un débat parmi les experts sur ce point, il n’est pas évident qu’une autre cryptomonnaie puisse égaler son niveau de sécurisation technique, garanti par son caractère acéphale, la forte décentralisation de ses nœuds de validation et la puissance de calcul titanesque du minage. Par ailleurs, des technologies complémentaires se développent pour lui permettre de résister à des attaques étatiques (diffusion des transactions par ondes radio, satellite, etc.).
Une des particularités de Bitcoin est de reposer sur un système d’incitations économiques d’une extrême ingéniosité qui rend plus rationnel, pour les acteurs concernés, de contribuer à le faire fonctionner et à le développer plutôt qu’à essayer de le détruire ou d’en prendre le contrôle. Ce dispositif inclut notamment un mécanisme d’ajustement périodique de la difficulté du minage, qui fait du bitcoin le seul objet monétaire dont une augmentation de la demande n’entraîne pas de hausse de la production mais un renforcement de son degré de sécurisation, donc de son attractivité économique.
Par ailleurs, toute interdiction légale de Bitcoin, en plus de violer des principes fondamentaux de liberté d’expression et de vie privée, ne ferait que mettre en lumière la proposition de valeur de Bitcoin : offrir aux individus une véritable souveraineté financière qui leur est refusée par le système contemporain.
On ne peut pas exclure que d’autres cryptomonnaies plus anonymes comme Monero et Zcash se développent, mais elles ne semblent pas, à ce stade, avoir trouvé l’équilibre que recherchent les utilisateurs entre divers paramètres : anonymat, facilité d’utilisation, liquidité, crédibilité du régime d’émission, programmabilité, scalabilité, etc.
Le bitcoin est apolitique : il est né hors de la sphère publique, fonctionne sans intervention des autorités publiques, et son régime monétaire désinflationniste prévu par un protocole open source n’est pas manipulable par la puissance publique. Beaucoup continuent à ne pas le prendre au sérieux et à le considérer comme un simple objet de spéculation dont les inconvénients ponctuels doivent être limités par la réglementation. Certains responsables politiques pensent même qu’il sera facile de l’éliminer si son développement se poursuivait au-delà des bornes du raisonnable.
Mais son adoption par les populations progresse malgré ses inconvénients temporaires comme la volatilité de son cours, et malgré la quantité extravagante de poncifs formulés à son encontre par la plupart des commentateurs et responsables publics. Elle s’effectue aujourd’hui de manière non linéaire, par phases de frénésies spéculatives suivies d’effondrements de la confiance. Mais cela n’empêche pas l’écosystème Bitcoin de se renforcer. Chaque jour qui passe augmente la probabilité pour que Bitcoin, loin de disparaître, poursuive son essor (effet Lindy), avec pour objectif ultime d’offrir un système monétaire international dépolitisé, un véritable étalon Bitcoin.
Le cours légal qui lui est offert dans certains pays ne semble pas impliquer de risque de politisation du bitcoin. En effet, ces décisions ne donnent aucun pouvoir aux Etats sur son régime d’émission. Elles enclenchent davantage une « bitcoinisation » des Etats qu’une étatisation de Bitcoin.
En revanche, si le projet Bitcoin échouait pour quelque raison que ce soit, il semblerait difficile d’imaginer qu’une autre cryptomonnaie puisse émerger, avec le même objectif que lui, sans se heurter à une résistance plus résolue et plus efficace des Etats. Les conditions de discrétion dans lesquelles Bitcoin a émergé n’existent plus, la situation est aujourd’hui très différente. En ce sens, Bitcoin est une expérience non reproductible, ce qui fournit des arguments non négligeables à ceux qui estiment qu’une partie de l’écosystème des cryptomonnaie est un vaste gaspillage de ressources et de temps, au détriment du public et du projet de libération monétaire de Bitcoin.
Conclusion
Une partie significative des graves problèmes que traverse notre époque peut s’expliquer par le régime monétaire qui lui est imposé depuis la chute de l’étalon or au début du 20ème siècle et la fin du système de Bretton Woods au début des années 1970. L’essence de la monnaie est de faciliter l’échange économique, qui est lui-même l’un des piliers de la civilisation. Affecter par la loi d’autres missions à la monnaie en la politisant, en imposant son usage, en limitant la concurrence, en facilitant son émission discrétionnaire, imprévisible et illimitée, ne peut que dégrader sa qualité monétaire et sa capacité à faciliter l’échange. La qualité de la monnaie est donc un véritable enjeu de civilisation.
Les expérimentations hasardeuses menées par les Etats sur la monnaie depuis quelques décennies ont des effets particulièrement désastreux sur le processus de civilisation. Plaider pour un retour à une monnaie saine peut s’apparenter à un projet politique au sens où cela concerne l’intérêt général. Il ne s’agit toutefois pas de proposer que la puissance publique se saisisse de ce sujet mais, au contraire, qu’elle s’en dessaisisse. Il ne s’agit pas pour elle d’agir, de réglementer, de réguler, mais de se retirer d’un domaine qu’elle a occupé indûment. Bitcoin est un projet de libération monétaire, de dépolitisation de la monnaie. Tout comme l’étalon or n’a pas été adopté volontairement par les Etats, à la suite d’un processus politique, mais par des tâtonnements des sociétés humaines tout au long de l’histoire, un éventuel étalon Bitcoin n’émergera que de l’action libre et spontanée des individus, sans être imposé à quiconque par l’action politique. Les Etats en prendront acte quand ils n’auront plus d’autre choix. Bitcoin consiste à soustraire la monnaie du champ du politique, pour le bien de l’humanité. Pour paraphraser Clausewitz, Bitcoin est la continuation de la politique par d’autres moyens.