Interview avec 21 Millions
Publié le 27/08/22 dans 21 Millions
Rare (pour ne pas dire seul) haut fonctionnaire à avoir clairement pris position en faveur du bitcoin, Yorick de Mombynes explique ce qui l’a poussé à s’y intéresser. Il estime qu’à terme, la star des cryptomonnaies remplacera les monnaies traditionnelles plutôt que de cohabiter avec elles. L’expert balaye également les scénarios dans lesquels le bitcoin pourrait voir sa valeur s’effondrer et fournit, enfin, des pistes de réflexion concernant l’adoption actuelle du bitcoin et ce qui pourrait stimuler celle-ci à l’échelle mondiale dans les années qui viennent. Entretien.
Comment un haut fonctionnaire en vient-il à s’intéresser aux cryptomonnaies, et plus particulièrement au bitcoin ?
Je me suis intéressé au bitcoin en 2016. À l’époque, il venait de chuter de 1000 à 300–400 dollars, c’était le calme plat, plus personne n’y croyait. L’écosystème n’était pas du tout aussi développé qu’aujourd’hui, il y avait simplement un début d’attention autour de la blockchain. Personnellement, j’avais découvert le sujet grâce un dossier de The Economist, fin 2015, avant de commencer à creuser à partir de 2016.
Et qu’est-ce qui vous a séduit dans le Bitcoin ?
Ce qui a attiré mon attention en premier lieu était l’aspect monétaire, un sujet que j’avais eu l’occasion d’enseigner à Sciences Po. Puis la dimension philosophique et le projet de transformation de la société, qui n’est absolument pas mis en valeur par les médias. Quand il est évoqué, c’est de manière caricaturale, pour affirmer que c’est un gadget de hippies, d’anarchistes ou d’utopistes, alors que c’est beaucoup plus sérieux que cela.
Certains observateurs soulignent parfois le caractère quasi-religieux, voire sectaire des adeptes du bitcoin. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas du tout d’accord avec ce terme de secte qui, au sens strict, implique un caractère totalitaire, avec un gourou qui prétend prendre le pouvoir sur la vie personnelle de ses adeptes. C’est l’extrême inverse du bitcoin. Je suis en revanche d’accord sur la dimension exaltante, qui peut être facilement caricaturée. On peut assumer ce côté exaltant, comme pour toute autre cause morale ou philosophique, et c’est souvent le cas pour les passionnés de Bitcoin.
Quid de l’adoption à grande échelle du bitcoin ? Que répondre à ceux qui trouvent que celle-ci n’est pas suffisamment rapide ?
L’adoption du bitcoin ne se fait pas de manière linéaire et tranquille mais chaotique et à travers des vagues d’adoption, de frénésie spéculative et de phases d’emballement. Des pans entiers de la population découvrent soudainement Bitcoin et ont peur de passer à côté d’une révolution, donc se mettent à en acheter frénétiquement alors que ce n’est parfois pas le meilleur moment.
Ce mode d’adoption n’est pas le plus satisfaisant. Chacun préférerait que cela se fasse de manière plus ordonnée mais critiquer cet aspect chaotique est un peu naïf. Le monde est compliqué et il n’y a aucune raison pour que nous changions de système monétaire de manière apaisée et rapide.
Qu’est-ce qui pourrait stimuler et accélérer l’adoption à l’échelle mondiale ? Une vaste crise économique et financière qui se traduirait par la perte de confiance des particuliers envers les Etats et les institutions ?
Les crises financières et monétaires peuvent effectivement accélérer l’adoption car elles mettent en valeur le caractère de valeur refuge du bitcoin. On le voit déjà très bien dans des pays comme la Turquie ou l’Argentine, même si l’opinion publique n’y prête pas forcément attention en Europe.
La question est de savoir si cela va aussi se passer chez nous. Est-ce que nous allons avoir une vaste crise monétaire en Europe et, si oui, quel impact cela aura-t-il sur le bitcoin ? Nous aurons peut-être la réponse plus tôt que prévu car on peut se demander si les banques centrales ne se sont pas déjà elles-mêmes mises dans une situation dont elles ne voient pas comment sortir.
Si elles interrompent de manière trop radicale l’expansion monétaire, elles compromettent la croissance économique et font s’effondrer le château de cartes des dettes souveraines par la hausse des taux d’intérêts qui en résulterait. Et si elles continuent l’expansion monétaire, elles perdent le contrôle de l’inflation, et là tout peut arriver.
Et à terme, voyez-vous le bitcoin cohabiter avec les autres monnaies ou les remplacer ?
Cela dépend de ce qu’on entend par “à terme”, mais si l’on prend une échelle de temps suffisamment longue, je pense que bitcoin peut s’imposer et devenir la monnaie mondiale avec l’effondrement du système des monnaies dites “fiat” (ou traditionnelles). Mais en attendant il cohabitera sans doute avec les autres monnaies pendant plusieurs années avant d’être adopté universellement.
Les banques centrales vont toutefois faire tout ce qu’elles peuvent pour que ce scénario ne se produise pas. Et cela passe, selon elles, par le développement des monnaies numériques de banques centrales (MNBC). Il s’agit d’un sujet très compliqué car, à ce stade, elles ne savent pas comment les mettre en place sans déstabiliser le système bancaire. Compte tenu de l’incitation très forte, pour les pouvoirs publics, à progresser dans ce domaine, je pense néanmoins qu’elles vont trouver un moyen d’y arriver. Mais à quel prix ? Quel impact cela aura-t-il sur la liberté des individus et la nature des politiques monétaires ? Si les MNBC sont l’occasion d’éliminer l’argent liquide et de renforcer le contrôle de la puissance publique sur la vie privée à travers le pilotage des comportements financiers, ou si elles permettent de conduire des politiques monétaires encore plus expansionnistes qu’aujourd’hui, on entre dans une forme de dystopie. La technologie en soi est neutre moralement mais la manière dont on l’utilise peut être totalitaire. La Chine ouvre d’ailleurs la voie dans ce domaine…
Existent-ils des scénarios dans lesquels le bitcoin ne serait pas la révolution monétaire tant annoncée ?
Oui. Selon le livre L’Etalon Bitcoin: l’alternative décentralisée à la banque centralisée, de Saifedean Ammous, le scénario le plus efficace serait que les Etats adoptent des politiques monétaires saines, ce qui rendrait le bitcoin beaucoup moins utile. Mais ce scénario a peu de chances de se réaliser. Si désinflation de la masse monétaire il doit y avoir, elle sera subie, et non décidée par les banques centrales.
Le bitcoin ne serait plus utile dans le scénario que vous évoquez, est-ce à dire qu’une bonne partie des adeptes sont pour le caractère désinflationniste de la cryptomonnaie, dont la masse monétaire va augmenter de moins en moins rapidement jusqu’à ce que 21 millions de bitcoins soient minés ? Si tel est le cas, certains investisseurs pourraient-ils se laisser tenter par l’ether, qui va devenir déflationniste (réduction progressive de la masse monétaire) après The Merge ?
Devenir une monnaie déflationniste pourrait peut-être constituer un avantage compétitif pour tout concurrent de Bitcoin mais ce paramètre n’est pas le seul critère de choix pour les investisseurs et les utilisateurs. Il y a aussi la question de la crédibilité du régime d’émission. Dans le cas de Bitcoin, cette crédibilité est quasi-absolue : on sait que ce régime ne changera pas car aucune majorité d’utilisateurs n’y a intérêt. Dans le cas d’Ethereum, le régime d’émission est régulièrement modifié. Qui nous dit que cela ne sera pas à nouveau le cas dans les années qui viennent ? Nous ne pouvons pas en être certains. Et d’autres paramètres entrent également en compte, comme la robustesse technique du réseau, sa gouvernance, la programmabilité des transactions, etc.
Si l’on prend en compte les bitcoins perdus par leurs propriétaires qui ne seront jamais retrouvés, et ceux qui seront perdus dans les années qui viennent, on peut considérer le bitcoin comme une monnaie particulièrement déflationniste. Comment peut-on dès lors imaginer une adoption à l’échelle mondiale s’il n’y a, à terme, que 10 millions de bitcoins en circulation par exemple ?
Cette question renvoie à un vieux débat de théorie monétaire sur laquelle deux points de vue s’opposent depuis des décennies : quelle est la quantité optimale de monnaie nécessaire au bon fonctionnement d’une économie ? La plupart des économistes affirment que cette quantité doit suivre l’évolution de l’économie, donc augmenter à mesure que celle-ci se développe. Mais il existe également un courant minoritaire, celui de l’école autrichienne, selon lequel n’importe quelle quantité de monnaie fixe peut faire l’affaire, à condition que l’unité soit très divisible et que les prix puissent s’ajuster.
À plus court terme, quelles sont pour vous les prochaines étapes du développement de l’écosystème bitcoin ?
D’un point de vue technique, cela passera par la poursuite du développement déjà spectaculaire du Lightning Network, par la quête de nouveaux usages et par l’amélioration continue de sa facilité d’utilisation. D’un point de vue économique, le principal ressort sera la poursuite de l’adoption du bitcoin par les grands acteurs, que ce soit des entreprises ou des investisseurs institutionnels. Il ne faut pas non plus oublier les enjeux de régulation et d’adaptation du droit aux cryptomonnaies.
L’adoption massive du bitcoin passera-t-elle également par une plus grande capacité à pouvoir réaliser des transactions dans le monde réel ?
Oui, je pense que c’est la suite normale, naturelle et logique de la phase de transition actuelle où le bitcoin est considéré à juste titre comme réserve de valeur à long terme. Beaucoup ne veulent actuellement pas dépenser leurs bitcoins, et les commerçants n’ont pas forcément envie d’en recevoir, que ce soit en raison de contraintes de trésorerie ou parce qu’ils ne comprennent pas bien comment cela fonctionne. À mesure que l’adoption va s’intensifier, ces réflexes devraient progressivement évoluer.
Mais critiquer aujourd’hui le bitcoin parce qu’il n’est pas encore devenu un moyen de paiement universel est assez naïf. Les systèmes monétaires mettent des siècles à évoluer. Ce qui a été accompli en 13 ans par Bitcoin est déjà inouï, et il est tout à fait possible que cela aille de plus en plus vite..