Mise en place de l’euro numérique : quels enjeux ?
Interview publiée le 04/01/22 par Bärchen
1. Pourquoi la BCE souhaite-t-elle mettre en place l’euro numérique ?
Après avoir longtemps méprisé les cryptomonnaies, la BCE et d’autres banques centrales souhaitent avoir leurs propres cryptomonnaies. L’enjeu pour elles est de concevoir des instruments toujours plus efficaces pour orienter et contraindre le comportement des consommateurs.
Premièrement, les banques centrales ont besoin de surmonter les limites des politiques monétaires hyper expansionnistes. Faciliter la création monétaire dans des proportions jamais vues dans l’histoire de l’humanité en temps de paix s’avère parfois insuffisant pour relancer l’activité économique. Notamment parce que les ménages tiennent à entretenir une épargne de précaution face à l’incertitude.
Deuxièmement, la puissance publique cherche de plus en plus à orienter les comportements des consommateurs pour des motifs supposés vertueux. Elle recourt pour cela traditionnellement à la réglementation et à la fiscalité ; la monnaie représenterait un outil de plus dans son arsenal.
Dans toutes ces situations, les pouvoirs publics disposeront, avec les monnaies numériques de banques centrales, et dans un contexte où aura été progressivement éliminé l’argent liquide, d’un outil particulièrement efficace pour contraindre les consommateurs à consommer de la manière voulue. Ces monnaies seront programmables, il sera possible d’en créer sans limite tout en conditionnant leur usage. On pourra les faire « fondre » directement sur le compte bancaire des individus si leur comportement d’achat ne correspond pas à ce qui est présenté comme l’intérêt général (en fonction de critères de toutes sortes : nature, origine, secteur et contenu des biens et service achetés, etc.).
2. Quel seraient les avantages pour les professionnels et les particuliers de l’utiliser ?
La BCE invoque notamment un impératif de modernisation des systèmes de paiement, une recherche d’efficacité, de simplicité, d’accessibilité, etc. Mais, pour l’instant, cet habillage pseudo-moderne ne convainc pas grand-monde. Chacun peut légitimement se demander en quoi l’euro numérique améliorerait vraiment la vie des gens. Surtout par rapport aux cryptomonnaies reposant sur des protocoles open source et des blockchains ouvertes (Bitcoin, Ethereum, etc.). Ces dernières sont récentes et ont encore besoin de s’améliorer, mais leurs performances progressent très rapidement. Que ce soit d’un point de vue technique (instantanéité, programmabilité, micropaiements, etc.), philosophique (non-censurabilité, protection de la vie privée) ou monétaire (résistance à l’inflation), les cryptomonnaies sont en passe de ringardiser totalement les réseaux de paiement et les systèmes monétaires traditionnels. Bien qu’elles ne le reconnaissent pas, les banques centrales sont condamnées à rester à la remorque des innovations des cryptomonnaies privées.
3. Quel serait l’impact de l’euro numérique sur les banques ? Dans quelle mesure celles-ci auraient-elles intérêt à soutenir ce projet ?
Plusieurs modèles de monnaies numériques de banques centrales sont envisagés, avec des conséquences différentes pour les particuliers et les banques selon que ces objets monétaires seront accessibles seulement aux institutions financières ou à toute la population. Dans le second cas, qui serait l’issue naturelle de cette évolution, les utilisateurs auront intérêt à détenir leurs avoirs directement auprès de la banque centrale plutôt que de les laisser dans les banques commerciales car ce sera plus sûr pour eux. Cela soulève une question presque existentielle pour les banques commerciales. Ce sujet, identifié très tôt par des organismes internationaux comme la Banque des règlements internationaux, fait encore l’objet de nombreuses réflexions.
4. Quels éléments doivent être clarifiés en amont de cette introduction ?
La mise en place des monnaies numériques de banques centrales sera probablement suivie de la suppression progressive de l’argent liquide. Le pouvoir de surveillance de la finances personnelle et de la vie privée des individus par la puissance publique augmentera dans des proportions radicales. Sommes-nous certains que c’est indispensable ? Nos sociétés ne souffrent-t-elle pas déjà d’un excès de surveillance ? Que se passera-t-il quand ce pouvoir sera aux mains de dirigeants autoritaires ? La Chine est-elle un modèle à suivre ? Pourquoi ces questions ne sont-elles pas traitées dans le débat public ?
En conclusion, chacun peut se demander quelle monnaie il préfèrera utiliser quand il aura le choix entre les deux formes suivantes : d’une part, une cryptomonnaie décentralisée, protégeant la vie privée, non-confiscable et émise en quantité limitée ; d’autre part une monnaie numérique de banque centrale rendant la vie privée entièrement observable, susceptible de « fondre » soudainement pour des motifs politiques arbitraires, et vouée inexorablement à perdre de la valeur à long terme. D’une certaine manière, cette alternative est déjà présente.