Crise du covid et révolution crypto-monétaire

Yorick de Mombynes
6 min readDec 9, 2020

Publié le 07/12/20 dans le dossier de PwC “Les entreprises françaises à la conquête de la blockchain

La crise du covid va probablement offrir un coup d’accélérateur historique au développement des cryptomonnaies. Comment, en effet, imaginer que ces dernières ne puissent bénéficier de l’ampleur exceptionnelle des réponses actuellement apportées à cette crise par les politiques monétaires et budgétaires ?

Avant 2020, le début d’érosion de la confiance dans les monnaies fiat entraîné par les politiques de quantitative easing avait déjà offert un terreau favorable à l’éclosion du bitcoin puis à la floraison de centaines d’autres cryptomonnaies, considérées par un nombre croissant d’investisseurs et épargnants comme de potentielles valeurs refuges.

Avec la crise du covid, cette tendance se trouve brutalement renforcée. Les plans de soutien et de relance se suivent et des sommes dépassant l’entendement sont créées ex nihilo, qui semblent trouver des chemins d’accès vers l’économie réelle plus facilement que dans les années post-2008. Cette inflation monétaire massive entraînera-t-elle un retour de l’inflation des prix ? Le débat économique sur cette question fait rage.

Quoi qu’il en soit, le contexte actuel attise les interrogations sur l’avenir des monnaies fiat. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le FMI promeut officiellement un « nouveau moment Bretton Woods » et si les banques centrales elles-mêmes, après avoir dénigré pendant des années les cryptomonnaies, imaginent désormais des « monnaies digitales de banques centrales » (MDBC). Chacun devine que le paradigme monétaire issu de 1971 ne survivra pas éternellement aux secousses inédites qui traversent le système monétaire international.

Pour autant, comment être certain que cela bénéficiera aux cryptomonnaies ? Cette question est particulièrement épineuse car il n’existe aucun consensus sur la nature et la destinée de ces créatures énigmatiques.

Tout d’abord, contrairement à l’idée reçue, il est difficile de distinguer les sujets « blockchain » et « cryptomonnaies ». Les blockchains véritablement intéressantes et innovantes sont celles qui sont ouvertes, publiques, permissionless (les blockchains fermées peuvent être utiles mais pas davantage que ne le sont des intranets par rapport à l’Internet). Or la particularité des blockchains ouvertes est d’être immutables et de rendre possibles des smart contracts incensurables. Et cela ne serait pas possible si une incitation économique endogène n’était offerte aux acteurs qui engagent des ressources pour sécuriser les réseaux. Cette incitation prend la forme d’un « jeton natif » appelé à prendre de la valeur. Dans le cas du protocole Bitcoin, c’est la récompense en bitcoins offerte automatiquement aux mineurs et complétant les frais de transactions consentis en bitcoins par les utilisateurs.

Pour Bitcoin comme pour toutes les autres blockchains ouvertes, ce jeton est homogène, divisible, transportable et échangeable. Il est également, dans des proportions variables selon les blockchains, résistant aux attaques informatiques et relativement rare et coûteux à produire. En dehors de la spéculation de court terme, la valeur de ces jetons évolue en fonction de la valeur de marché attendue des services rendus ou promis par ces blockchains. Si la demande pour ces jetons progresse et que leur offre est limitée, leur valeur tend à augmenter. En conséquence, qu’on les appelle « crypto-actifs » ou « cryptomonnaies » (et que leurs créateurs l’assument officiellement ou non) n’y change rien : les jetons des blockchains publiques sont de facto des instrument potentiellement monétaires. Ils réunissent, dans des proportions variables selon les cas, les conditions leur permettant de servir de réserve de valeur, de moyen d’échange et d’unité de compte.

Certes, ces cryptomonnaies ne bénéficient pas du cours légal. Elles pâtissent ainsi d’un désavantage concurrentiel majeur par rapport aux monnaies d’Etat (qu’il est interdit de refuser en règlement d’une dette). Pour autant, elles continuent de se développer à une vitesse impressionnante. La nature open source de leurs protocoles et le caractère décentralisé de ces systèmes sont particulièrement favorables à l’expérimentation, à la prise de risque et à l’innovation. En comparaison, les systèmes monétaires traditionnels paraissent engoncés dans des processus et une vision du monde dépassés. La monnaie était l’un des dernier secteurs des sociétés contemporaines à ne pas avoir été concernés par la révolution numérique. Elle fait aujourd’hui l’objet d’une transformation profonde.

Désormais, software is eating money, en référence à l’expression célèbre de Marc Andreessen, « software is eating the world ». Pendant des millénaires, les monnaies étaient assises sur des métaux précieux. Depuis 1971, elles étaient véritablement virtuelles puisqu’elles ne reposaient plus que sur l’autorité de la loi. De leur côté, ces nouveaux instruments potentiellement monétaires que sont les cryptomonnaies sont assis sur quelque chose de totalement inattendu : des protocoles informatiques Ces protocoles, normalement inviolables, rendent des services concrets aux utilisateurs, avec une efficience décuplée par l’absence de tiers de confiance. L’émergence progressive de ce nouveau paradigme crypto-monétaire est un événement historique aux conséquences politiques et sociétales encore largement impensées.

Une concurrence farouche anime l’écosystème des cryptomonnaies. Parmi de nombreuses arnaques émergent des projets authentiquement novateurs, ambitieux et intéressants. Dans ce paysage, le bitcoin conserve toutefois une place à part. Son créateur reste inconnu et n’a plus aucun pouvoir sur son protocole. Vis-à-vis des pouvoirs publics, aucun individu ne peut être tenu pour responsable de l’animation actuelle du réseau. Le minage des bitcoins est relativement décentralisé et mobile (le fait qu’il soit largement présent en Chine ne semble pas problématique à ce stade). La puissance de calcul globale qui sécurise sa blockchain est en augmentation exponentielle et atteint des niveaux impossibles à imaginer par l’esprit humain. Certains aspects de son protocole pourront être adaptés face à l’émergence de l’ordinateur quantique — les autres n’en auront pas besoin. Des transactions se développent par satellite pour surmonter d’éventuelles coupures d’internet.

La consommation énergétique de Bitcoin est élevée mais : i) c’est ce qui en fait le système de réserve et de transfert de valeur décentralisé le plus sécurisé au monde ; ii) « énergivore » ne signifie pas « polluant », les mineurs ont souvent un intérêt économique à privilégier les énergies renouvelables ; iii) elle ne sera pas accrue par les solutions de passage à l’échelle en cours de développement ; iv) personne n’y peut rien (élément encore rarement compris).

Un renforcement du statut de valeur refuge des cryptomonnaies pourrait représenter un défi majeur pour les Etats-Providence dont le financement repose largement sur l’économie d’endettement permise par les monnaies fiat et le système de réserves fractionnaires des banques. Les Etats mettent actuellement en place des régulations aux objectifs parfois contradictoires (favoriser l’innovation, attirer le capital et les entrepreneurs, mais aussi préserver leurs systèmes monétaires et leur industrie financière). De multiples raisons apparemment légitimes sont invoquées pour justifier une accentuation des contraintes réglementaires et fiscales sur les cryptomonnaies.

L’expérience montre toutefois que certaines cryptomonnaies comme le bitcoin sont peu affectées par ces contraintes (contrairement à Libra — récemment rebaptisé « Diem », le stable coin promu par Facebook) et peuvent même paradoxalement en profiter, révélant ainsi leur nature « antifragile » au sens de Nassim Nicholas Taleb. Les inconvénients des MDBC et la disparition prévisible du cash physique renforceront probablement l’intérêt du bitcoin en tant que cash numérique, réserve de valeur face à l’inflation monétaire, et outil de préservation de la vie privée face à la surveillance généralisée.

Une autre possibilité est que certains Etats comprennent le caractère inéluctable de la révolution crypto-monétaire et décident d’en tirer profit d’un point de vue économique et géopolitique. De grandes entreprises placent déjà une partie de leur trésorerie en bitcoin (MicroStrategy, Square). On ne peut plus totalement exclure qu’un jour, des Etats acceptent le paiement de l’impôt en cryptomonnaies et entreprennent de miner des cryptomonnaies, ou que des banques centrales décident d’ajouter, à leurs réserves d’or physique, quelques onces d’or digital.

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